Marché public de travaux : attention à l’effet cliquet du projet de décompte final !

L’entreprise titulaire d’un marché de travaux doit veiller à n’oublier aucune somme dans son projet de décompte final. Une fois cette étape franchie, il est trop tard pour présenter des réclamations sur le montant que lui versera le maître d’ouvrage.

Dans une affaire récente (CE, 16 décembre 2015, « Sté Ruiz », n° 373509), le Conseil d’Etat rappelle la règle selon laquelle les sommes qui ne figurent pas dans le projet de décompte final n’ont pas, en principe, à être réglées par le maître d’ouvrage. Dans le cadre d’un marché public de travaux régi par les dispositions du CCAG travaux, le projet de décompte final est un document essentiel : sa vocation première est de figer les différentes sommes que le titulaire est susceptible de réclamer au maître d’ouvrage au titre de l’exécution du marché. Oublier un poste de préjudice dans le projet de décompte final empêche en principe toute réclamation ultérieure de la part de l’entreprise.

Le projet de décompte final fige les sommes qui peuvent être réclamées par l’entreprise

Pour le Conseil d’État, le projet de décompte final a vocation à retracer l’ensemble des sommes auxquelles peut prétendre l’entrepreneur du fait de l’exécution du marché afin de permettre au maître d’œuvre, s’il le souhaite, de rectifier ce projet dans le cadre de la procédure d’établissement du décompte général (CE, 8 avril 2009, « Sté Compagnie Française Eiffel Construction Métallique », n° 295342). L’entreprise titulaire doit donc intégrer dans le projet de décompte final toutes les sommes correspondant aux prestations réalisées, y compris les éventuels travaux supplémentaires et les divers surcoûts liés au chantier.

L’article 13.3.3 du CCAG travaux dans sa version issue de l’arrêté du 8 septembre 2009 confirme cette règle en indiquant que « le titulaire est lié par les indications figurant au projet de décompte final ». Le commentaire qui figure sur Legifrance dans le corps même de l’arrêté est très clair : « Dans le projet de décompte final, le titulaire doit récapituler les réserves qu’il a émises et qui n’ont pas été levées, sous peine de les voir abandonnées ». 
Concrètement, cela implique qu’après avoir remis son projet de décompte final, l’entrepreneur ne peut plus réclamer le paiement d’une somme qui n’y figurerait pas, et ce même lors de la contestation du décompte du marché. Peu importe que cette somme corresponde aux prévisions initiales du marché ou bien à des travaux supplémentaires et/ou à d’éventuels surcoûts non prévus.

L’absence d’indication dans le projet de décompte final vaut donc abandon de créance (CAA  Nancy, 28 mai 2009, « Sté  Locatelli,  n° 08NC00637). Il en résulte que l’absence de prise en compte dans le décompte général d’une somme dont l’entrepreneur n’a pas demandé le paiement à l’occasion de son projet de décompte final, ne saurait donc être reprochée au maître d’ouvrage et caractériser un différend susceptible d’être élevé par l’entrepreneur dans son mémoire en réclamation relatif au décompte général. 

Le projet de décompte final a donc pour effet de figer définitivement les droits financiers que l’entrepreneur pourra réclamer dans le cadre de la procédure d’établissement du décompte général et définitif. Dans l’hypothèse où elle se trouverait dans l’incapacité de chiffrer certaines créances au stade de l’établissement du projet de décompte final, elle a donc tout intérêt à formuler des réserves précises pour préserver ses droit financiers ultérieurs. De la même façon, il appartient à l’entrepreneur de reprendre dans son projet de décompte final toutes les réclamations financières formulées en cours d’exécution du marché, y compris celles qui font déjà l’objet d’une procédure juridictionnelle en application des dispositions de l’article 50 du CCAG travaux.

Stratégies pour tenter d’échapper à l’effet cliquet

L’entrepreneur qui a omis d’inclure certaines sommes dans son projet de décompte final n’a pas grand choix. Soit il renonce à se prévaloir des sommes oubliées au stade de la contestation du décompte général et définitif. Ces sommes sont alors définitivement perdues. 
Soit il peut tenter de réintégrer les sommes qu’il a oublié d’indiquer dans son projet de décompte final dans le cadre de la contestation du décompte général via un mémoire en réclamation. Il y a alors deux hypothèses. Si le maître d’ouvrage se prévaut à titre principal de l’effet cliquet des dispositions de l’article 13.3.3 du CCAG travaux sans se prononcer sur le bien fondé de la créance, l’entreprise n’a aucune chance de recouvrer les sommes omises (CAA Nancy, 3 février 2015, « Centre Hospitalier de Chaumont », n° 13NC01240). Deuxième hypothèse, le maître d’ouvrage instruit le mémoire de réclamation et notifie une décision de rejet total ou partiel sur le fond, sans invoquer cet effet cliquet. Dans ce cas, la cour administrative d’appel de Paris a considéré que le maître d’ouvrage est réputé avoir implicitement renoncé, au nom du principe de loyauté des relations contractuelles, à se prévaloir de l’effet cliquet du projet de décompte final. En d’autres termes, la défense au fond du maître d’ouvrage a pour effet de purger l’omission qui entache le projet de décompte final de l’entrepreneur, et ce dernier pourra dès lors valablement porter sa demande de paiement devant le juge administratif (CAA  Paris, 18 décembre 2012, « SA Colombo », n° 11PA01446).

Dans l’affaire tranchée le 16 décembre 2015, le Conseil d’Etat rappelle sans surprise qu’une entreprise qui omet d’inclure dans son projet de décompte final l’indemnisation des préjudices liés aux éventuels retards du chantier ou la révision du prix de son marché n’est plus recevable à réclamer cette somme au maître d’ouvrage au stade de la contestation du décompte général du marché. Ce point est donc acquis. 
En revanche, l’arrêt ne brille pas par sa clarté concernant la confirmation ou l’infirmation de la solution dégagée par la CAA de Paris. A y lire de plus près, mais ce point devra être confirmé, il semblerait que le Conseil d’Etat considère, contrairement à la solution dégagée par ladite CAA, que le maître d’ouvrage pourrait se prévaloir pour la première fois devant le juge administratif de l’effet cliquet du projet de décompte final. Le principe de la loyauté des relations contractuelles ne jouerait donc que pour le maître d’ouvrage et plus pour l’entrepreneur. Une sorte de revirement de jurisprudence conforme à l’air du temps…

La prudence est donc de mise, et l’entrepreneur doit apporter une attention toute particulière à l’élaboration de son projet de décompte final car le moindre oubli peut coûter très cher.

Sébastien Palmier, avocat à la Cour, cabinet Palmier & Associés
Source : Le Moniteur