Multinationales dans le BTP : de quoi parlons-nous ?

Dans l'opinion publique, les multinationales n'ont, en général, pas bonne presse parce qu'elles véhiculent l'image de puissances financières arrogantes et prédatrices. Et il n'est pas étonnant que dans le contexte actuel, marqué par la proximité d'élections générales, les difficultés économiques et le bouillonnement identitaire, les appels à la protection des entreprises locales et contre l'attribution de marchés de construction à des entreprises multinationales se multiplient, sur un ton, ce qui est nouveau, parfois menaçant.

Il est bien vrai que nous avons subi dans le passé et que nous restons menacés par les raids de ces groupes internationaux qui tirent parti de matériels déjà amortis sur des chantiers étrangers, des circuits d'approvisionnement en matériaux les plus compétitifs du moment et de salariés venus des marges de l'Europe, dont le coût en salaires et charges est deux à trois fois inférieur à celui de la main-d'œuvre locale.

Mais nos militants anti-multinationales ne visent pas ceux-là. Ceux à qui ils s’en prennent explicitement, ce sont les filiales ou agences de grandes entreprises françaises dont, pourtant, le comportement n'est pas celui qu'on vient de décrire. Implantées en Martinique depuis plusieurs décennies, elles supportent les contraintes et les coûts de cette présence permanente : des locaux, un parc de matériel, des stocks, des charges de personnel (ancienneté, formation, primes conventionnelles…) ainsi que les conséquences financières des fluctuations de l'activité qui ont périodiquement balayé le secteur depuis les années 80 et qui ont vu sombrer tant d'entreprises locales. L'appui de leurs maisons-mères a permis qu'elles résistent. Peut-on le leur reprocher ?

Pour le reste, ce sont, à l'échelle des classifications nationales, de petites PME (une ou deux d'entre elles dépassent occasionnellement la centaine de salariés), sans vocation propre à l'internationalisation de leur activité. Leur main-d'œuvre est composée, à 90%, de salariés locaux. Ceux de leurs cadres qui sont détachés viennent, le plus souvent, en famille, ont chez nous leur résidence fiscale et injectent dans notre économie une bonne partie de leurs salaires. Ces entreprises entretiennent un dialogue social avec les syndicats, animent, par l'intermédiaire du SEBTPAM, les négociations de branche et respectent les conventions collectives locales. Leurs salariés ont l'ancienneté moyenne la plus élevée et les meilleurs salaires de la branche. Leurs réseaux de sous-traitants bénéficient de délais de paiement qu'ils n'obtiendraient pas des maîtres d'ouvrage publics ou privés et sans quoi ils ne survivraient pas. Faut-il rappeler que, dans ce domaine, les collectivités publiques de Martinique détiennent, et de loin, le record national des retards de paiement ?

Surtout, nous leur devons de disposer encore d'unités de production capables de s'attaquer à des chantiers d'envergure, de bénéficier de transferts de technologies mises au point par leurs maisons-mères, de préparer des travailleurs martiniquais aux métiers d'avenir : en particulier, elles accueillent, en stage ou en contrat d'alternance, les jeunes des BTS ou des écoles d'ingénieurs.

Leur élimination ouvrirait la porte aux entreprises extérieures et à un modèle mortifère pour les entrepreneurs, artisans et salariés locaux. Elles sont, osons le dire, un rempart contre l'invasion de concurrents autrement armés.

Ne tombons pas, pour autant, dans l'angélisme et n'en faisons pas des chevaliers blancs. Dans un monde concurrentiel, chaque entreprise cherche à tirer parti, au mieux, des règles qui encadrent son activité. Dans le domaine crucial de la construction publique, celles-ci découlent de dispositions légales ou réglementaires mais aussi de pratiques et d'usages locaux tout aussi déterminants dans le fonctionnement du marché. Il en va ainsi, par exemple, du choix et de la transparence des procédures de dévolution des marchés, de l'information sur les programmes de travaux ou encore de la vigilance vis-à-vis du travail illégal.

Ces pratiques répondent aux préoccupations immédiates des maîtres d'ouvrage (faire réaliser des travaux au prix le plus bas) et ne mettent pas dans la balance le coût économique et social des défaillances d'entreprises et de la précarité des travailleurs. Elles mécontentent toutes les entreprises  mais elles ne sont, en général, pas illégales.
Les imprécations contre les soi-disant "multinationales" et contre ceux qui leur attribuent des marchés n'aboutiront donc à rien, sauf à créer la division au sein du monde professionnel, là où un front uni serait nécessaire pour imposer un dialogue constructif aux prescripteurs locaux de travaux. Lesquels sont les principaux responsables des difficultés de la branche et font leur miel de sa division.

Christian Louis-Joseph