Projet de décret : le devenir de l’insertion dans les marchés publics

Le directeur des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, Jean Maïa a détaillé la réforme des marchés publics aux praticiens de la clause sociale d’insertion lors de la présentation des résultats de 2014 de la clause sociale par l’association Alliance Villes Emploi (AVE), le 24 novembre à Paris. Les acteurs ont réagi sur le projet de décret relatif aux marchés publics dont la consultation publique s’achève.

Maintien de l’existant et nouveauté
Pas de grands bouleversements, selon Jean Maïa. « Le projet de texte conforte l’utilisation de la clause sociale et du critère social d’attribution, la seule limite posée étant leur lien avec l’objet du marché » (art. 38 de l’ordonnance marchés publics du 23 juillet 2015 et art. 59 du projet de décret). Or le lien de la clause sociale avec l’objet du marché est défini très largement par le projet de décret : ce sont toutes les conditions d’exécution qui se rapportent aux travaux, fournitures ou services à n’importe quel stade de leur cycle de vie. Pas une limite gênante, donc.

Le président de l’atelier de réflexion sur les aspects sociaux dans la commande publique à Bercy, Christophe Baulinet a confirmé. « L’univers juridique de la clause sociale n’a pas changé, mais il est réaffirmé : la clause est possible dans les marchés publics, les marchés de partenariat et les concessions ». Patrick Loquet, expert de la clause sociale a, lui, fait le bilan et s’interroge sur la suite. « On faisait peu de « 14 + 53 »  [en référence aux deux articles du Code des marchés publics pour faire de l’insertion par une condition d’exécution et par un critère social d’attribution du marché, NDLR], on fera peut-être plus de « 38  + 52 » ? » [en référence aux deux articles de l’ordonnance marchés publics ayant le même objet, NDLR].

Autres points positifs relevés par les praticiens : les marchés publics d’insertion (services sociaux et autres services spécifiques) sont a priori maintenus à la lecture des articles 28 et 35 du projet de décret. Par ailleurs, l’acheteur peut, lorsqu’il souhaite acquérir des travaux, fournitures ou services présentant certaines caractéristiques d’ordre social, exiger un label particulier dans les spécifications techniques ou les critères d’attribution ou encore les conditions d’exécution (art. 9 du projet de décret). « Le label social va constituer un enjeu de travail important », a annoncé Dominique Lebailly, membre du conseil fédéral de la Fédération des entreprises d’insertion.

Des acheteurs publics plus libres
Côté collectivités, le constat est plus large. « Le réflexe est de rechercher dans les nouvelles dispositions les règles et les procédures en miroir avec le Code des marchés publics, alors qu’on a davantage de possibilités offertes, a remarqué Hervé Formell, chargé de mission des clauses d’insertion au conseil régional lorrain. Cela marque la volonté de faire de l’acheteur public un acteur économique responsable et professionnel, et non plus un simple gestionnaire de procédures », convient-il. Donner plus de libertés aux acheteurs pour favoriser l’utilisation stratégique de la commande publique, tel est justement l’objectif du ministère de l’Economie. Cette liberté c’est, par exemple, la possibilité de pratiquer le « sourçage » (consultations préalables au marché public). « La définition du besoin se construit par la compréhension de l’offre du marché ». Fort de ce constat, Jean Maïa a affirmé le caractère fondamental de la rencontre des acheteurs publics avec l’offre sociale et solidaire. A titre d’exemple, le site Internet Entreprenons-ensemble met en relation en Ile-de-France les acheteurs publics, entrepreneurs et dirigeants des structures de l’insertion par l’activité économique.

Sécuriser le sourçage
La majorité des acteurs de la clause d’insertion accueille favorablement la consécration du « sourçage » dans le projet de décret. « Mais si l’acheteur public est libre, encore faut-il qu’on puisse l’en convaincre », a noté Patrick Loquet en faisant référence à certaines pratiques locales plus contraignantes que les règles en vigueur. « Le délit de favoritisme inhibe, en effet, les collectivités et les responsables publics », a concédé Jean Maïa. C’est pourquoi la DAJ préconise à son tour de définir le conflit d’intérêts tel qu’il est proposé dans le rapport de la mission sénatoriale sur la commande publique. Il est question de sécuriser le « sourçage » en recentrant les notions de délit de favoritisme et de conflit d’intérêts sur l’intention dolosive de la personne. Selon le responsable de la DAJ, une réforme pourrait être lancée en 2017 en la matière. Par ailleurs, ce dernier s’est aussi prononcé sur la possibilité pour les chambres consulaires de proposer des listes non discriminatoires d’entreprises qui pourraient répondre à un appel d’offres. « C’est une démarche intéressante et qui n’est pas illégale », a-t-il rappelé tout en précisant que cette liste ne lie pas l’acheteur.

Former les acheteurs
« Avoir des textes c’est bien, mais savoir les appliquer, c’est mieux », a précisé Gérard Brunaud, secrétaire général de l’Observatoire des achats responsables (Obsar). Selon lui, la réforme va demander beaucoup d’efforts aux acheteurs publics pour s’approprier les nouvelles dispositions. « Cela présage un important travail pour les facilitateurs de la clause qui devront aider les acheteurs en amont à délimiter l’objet et la forme des clauses, et en aval à en contrôler l’exécution ». Gérard Brunaud préconise donc un accompagnement des acheteurs publics via la formation et des guides juridico-techniques. « Certains guides existants devront d’ailleurs être actualisés », a alerté Christophe Baulinet.

Patrick Bernard, facilitateur de clauses d’insertion à Toulouse Métropole Emploi, est du même avis. La réforme offre « une nouvelle boite à outils aux acteurs, mais avec des risques de confusion, par exemple entre les différentes catégories de marchés réservés1 ». Le facilitateur toulousain va, à cet effet, présenter les nouveaux textes aux donneurs d’ordre de son territoire courant décembre.

Les points de frictions
Enfin, plusieurs dispositions du projet de décret dérangent. La reconnaissance de l’apprentissage comme un critère possible de choix de l’attributaire (art. 59 du projet de décret) inquiète les acteurs qui y voient une menace pour la clause sociale. Le projet de décret ne précise, en effet, pas si la présence des apprentis dans l’entreprise avant l’attribution du marché est prise en compte. Si tel est le cas, « cela créerait la possibilité pour certaines entreprises de s’exonérer de la mise en œuvre de la clause sociale d’insertion », a expliqué Sylvain Steuperaert, conseiller national clause sociale d’insertion et de promotion de l’emploi chez AVE.

Autre point d’accrochage : les marchés réservés. Certains redoutent que l’insertion dans les marchés de travaux ne se réduise à des marchés réservés aux structures de l’insertion par l’activité économique. « Nous sommes attentifs à la pluralité des modalités de mise en œuvre, et si les structures d’insertion par l’activité économique constituent des partenaires essentiels, il est nécessaire de maintenir la mise en œuvre des clauses en lien avec les entreprises du secteur marchand », a rapporté l’Association AVE.

Plusieurs propositions de modifications au projet de décret vont être déposées avant la fin de la consultation publique.

 

1. L’ordonnance marchés publics prévoit trois catégories de marchés réservés (art. 36) : ceux réservés aux opérateurs économiques employant une proportion minimale de travailleurs handicapés (entreprises adaptées) ou de travailleurs défavorisés (structures d’insertion par l’activité économique). Cette proportion minimale est fixée à 50 % par le projet de décret (art. 12). Le troisième type de marchés réservés concerne les marchés de santé, sociaux ou culturels destinés aux entreprises de l’économie sociale et solidaire non attributaires de marchés publics depuis au moins trois ans (art. 37 de l’ordonnance).

Source : Le Moniteur du 03.12.2015