Projet de rupture -: erreur n° 2 à ne pas commettre : Essayer d’aller trop vite

 
« Il suffit de monter le site, de faire beaucoup de publicité et voilà, la dynamique est lancée. » Eh bien non ! Dans son ouvrage « Relevez le défi de l'innovation de rupture», paru le 27 novembre dernier, Philippe Silberzahn, professeur à EMLYON Business School, analyse les enjeux de l’innovation de rupture, et donne les clés pour en tirer parti. Nous vous en offrons un extrait par jour cette semaine - soit cinq erreurs à éviter quand on gère un projet de rupture : le cadeau de fin d'année des Echos entrepreneurs !
 
L’une des erreurs cardinales de l’innovation de rupture est de chercher à « passer à l’échelle » trop vite. Dans la plupart des cas, cela condamne le projet à l’échec.
Le dogme du passage à l’échelle rapide a deux origines. Pour les entreprises existantes, il résulte d’un impératif de taille lié au besoin de croissance. Plus la taille de l’entreprise est grande, plus le marché sur lequel elle devra se lancer devra être important pour correspondre à ses objectifs de croissance. Or par définition, tout nouveau marché correspondant à une rupture commence par être très petit (à supposer qu’il y ait un marché, ce qui n’est jamais garanti).
 
Un marché très petit face à un objectif très ambitieux
Le résultat est que lorsqu’elle considère un investissement dans l’un de ces marchés émergents, la grande entreprise poussera pour que le projet atteigne très vite une taille suffisante pour contribuer de façon significative à son objectif de croissance. Un objectif très ambitieux en termes de montée en régime (essentiellement par le chiffre d’affaires) sera donc donné à l’équipe.
Or, cette approche cache une croyance, fausse, selon laquelle le développement d’un projet d’innovation de rupture est linéaire. Non seulement tous les nouveaux marchés commencent par être très petits, mais ils ont également tendance à le rester assez longtemps. Il y a donc une discontinuité fondamentale dans la naissance d’une innovation : d’abord, une première période d’incubation incompressible, et ensuite, si cette incubation est réussie, un passage à l’échelle ouvrant sur la croissance.
En effet, innover, c’est constituer un réseau de valeur rassemblant entre autres fournisseurs, clients et partenaires ayant intérêt à l’innovation. C’est un processus lent et fastidieux, qu’il est difficile d’accélérer.
 
Un processus lent et fastidieux, même dans le monde de l’Internet
C’est valable également dans le monde de l’Internet, souvent qualifié à tort de virtuel. Bien souvent en effet, on croit que parce qu’il est sur Internet, un projet peut être entièrement virtuel : il suffit de monter le site, de faire beaucoup de publicité et voilà, la dynamique est lancée. Or, il n’en est rien. Airbnb, le site de partage d’appartements, a ainsi pu démarrer parce que ses fondateurs sont allés démarcher, un à un, les propriétaires d’appartements. Un à un ! Ça paraît peu gratifiant pour un entrepreneur du Net, mais ce contact avec les propriétaires leur a appris plein de choses sur ce qui allait marcher et ce qui n’allait pas marcher. Frédéric Mazzella, fondateur du service de covoiturage BlaBlaCar, a commencé en effectuant lui- même du covoiturage et en passant énormément de temps avec les premiers membres de son réseau naissant pour bien comprendre ce qui les motivait. Rien ne remplace ces contacts approfondis avec les premiers clients d’un projet entrepreneurial, car ils apportent une information qu’aucune étude de marché ne révélera jamais, et il ne faut pas hésiter à y investir énormément de temps et d’énergie, et éviter absolument de le sous-traiter;
On comprend mieux pourquoi la phase initiale d’un projet est longue, et pourquoi elle ne produit pas vraiment de chiffre d’affaires pendant un certain temps. La progression est essentiellement qualitative : très peu de clients, mais un affinage de l’offre sur la base de l’expérience avec les rares premiers clients. Essayer de la raccourcir, c’est bâtir le projet sur du sable.
 
Brûler les étapes pour aller plus vite à l’échec
C’est l’une des raisons de l’échec des projets d’innovation des grandes entreprises : ayant besoin de générer un chiffre d’affaires important pour contribuer à leur croissance, celles-ci auront tendance à pousser l’innovation en donnant au projet des objectifs très ambitieux pour atteindre la vitesse de croisière le plus vite possible. Plus les objectifs seront ambitieux, plus les responsables du projet auront tendance à brûler les étapes pour aller plus vite... à l’échec.
Au final, un projet d’innovation doit démarrer lentement, en étant, pour reprendre l’expression de Clayton Christensen, patient pour le chiffre d’affaires, mais impatient pour le bénéfice : la viabilité du projet, c’est-à-dire la capacité à montrer que ce qu’il offre intéresse des gens qui sont prêts à payer pour cela, importe plus que la croissance de ce nombre de gens dans la phase initiale. C’est seulement après, lorsque les différents éléments du modèle d’affaires auront été déterminés et que l’acquisition de parties prenantes prend de l’ampleur, que les feux peuvent être poussés;
 
Seize piliers au lieu de dix-sept
De cela il résulte que la phase initiale d’un projet d’innovation de rupture (en gros, jusqu’au moment où le modèle d’affaires est déterminé) peut durer très longtemps. L’innovation de rupture n’est donc pas un jeu statistique, elle n’est pas non plus une suite d’essais- erreurs, mais beaucoup plus la construction patiente d’un réseau de valeur, une partie prenante à la fois. Il est parfaitement possible que le projet ne produise pas grand-chose en termes de chiffre d’affaires pendant longtemps, mais il serait suicidaire de l’interrompre à cause de cela. C’est un peu comme un viaduc : vous devez construire dix-sept piliers; vous en construisez seize, et à ce moment-là, le financier de l’entreprise arrive et dit : «J’ai financé seize piliers, et pas une seule voiture n’a encore pu traverser le viaduc, on arrête tout. »
 
Philippe Silberzann
Source : Les Echos Business