L'EUROPE, LES MULTINATIONALES ET NOUS_10/2017

Je ne crois pas que le succès du Président Macron dans l'affaire des travailleurs détachés nous protégera de la captation de nos marchés de travaux par des entreprises extérieures.

Le principe annoncé de l'égalité des salaires est, en effet, un leurre. L'affectation d'un travailleur à une qualification et, par conséquent, à une position dans la grille conventionnelle des salaires relève du contrat passé entre le travailleur et son employeur. Tous les salariés détachés pourront être payés au minimum de la convention collective locale sans que l'autorité administrative trouve à y redire. On n'est donc pas très loin de la situation actuelle qui impose le paiement au SMIC. En outre, les charges sociales continueront d'être payées dans le pays d'origine, alors qu'elles sont, selon le pays d'origine des détachés, de 4 à 7 fois moins élevées que chez nous.

L'avantage en termes de coût du travail reste donc considérable, probablement de l'ordre de 50%. Et l'entreprise extérieure dispose encore d'avantages importants -que j'évoquerai plus loin -sur les autres postes de charges.

La nouvelle directive ne prendra effet que dans quatre ans. D'ici là, les dégâts auront été considérables et nous en serons à solliciter ces entreprises extérieures parce que nous ne disposerons plus localement des compétences nécessaires pour des travaux d'envergure.

Je voudrais préciser ma pensée sur deux points.

Il y a quelques années, alors que je protestais contre l'arrivée massive de travailleurs portugais et roumains dans notre île, un haut fonctionnaire m'a reproché de faire partie de ceux qui veulent les subventions européennes tout en refusant les européens.

Je lui ai répondu sur deux registres. D'abord, que j'étais favorable, sans réserve, à la libre circulation des personnes, mais que l'organisation du transfert de groupes humains à des fins lucratives me posait un problème moral et culturel.

Je lui ai dit, en second lieu, que je revendiquais, en tant que citoyen de l'Europe, le droit d'en contester les règles. Aujourd'hui comme hier, les critiques fusent de toutes parts sur les institutions européennes et je n'admets pas qu'on refuse aux martiniquais ce droit de critique, au motif qu'ils recevraient des subventions. L'idée que les fonds européens devraient acheter notre silence m'est insupportable. Elle est d'un autre temps, celui où Messmer, ministre des DOM, pouvait, sur la Savane, asséner à Césaire et aux martiniquais : "Celui qui paye commande !". C'était il y a 50 ans.

Venons-en aux multinationales. Gardons-nous des généralisations hâtives et sachons voir qu'elles appliquent sur notre territoire deux stratégies distinctes.

Les unes ont choisi de s'implanter durablement par des agences ou des filiales, présentes, pour certaines, depuis un demi-siècle. Leur main-d'œuvre est composée, à plus de 90% de salariés locaux. Leurs cadres détachés viennent, le plus souvent, en famille, ont chez nous leur résidence fiscale et injectent dans notre économie une bonne partie de leurs salaires. Ces entreprises participent au dialogue social avec les syndicats et respectent les conventions collectives locales. Elles supportent les contraintes et les coûts de cette présence permanente : des locaux, un parc de matériel, des stocks, des charges de personnel (ancienneté, formation, primes conventionnelles…) ainsi que les conséquences financières des fluctuations de l'activité qui ont périodiquement balayé le secteur depuis les années 80. L'appui des leurs maisons-mères a permis qu'elles résistent et nous leur devons de disposer encore d'unités de production capables de s'attaquer à des travaux d'envergure et de salariés préparés aux métiers d'avenir. La fin de ces entreprises signifierait, à court terme, une diminution du niveau moyen de compétence des salariés martiniquais.

Tout autre est la stratégie des groupes qui pratiquent la technique du" coup". Une équipe réduite sur place pour flairer les opportunités et préparer le terrain. Les circuits d'approvisionnement en matériels et matériaux les plus compétitifs du moment. Le salaire mensuel d'un ouvrier qualifié portugais : 596€, celui du roumain : 325€, pour 40 heures par semaine. Les payer au SMIC (ou au minimum conventionnel), pour respecter la loi française, doublera ou triplera leurs rémunérations habituelles. Ils ne travailleront pas 35 heures par semaine mais plutôt 50 ou 60. Les contrôleurs du travail ne sont sur le terrain ni le soir ni le week-end.

Quant aux éventuels salariés locaux, ils seront recrutés au plus bas des grilles (un OHQ au chômage ne refusera pas d'être employé comme OQ1) et les embauches se feront sur le chantier, ce qui évitera de payer la prime de panier (350€ mensuels). Pas de formation, pas de nouveau contrat, pas d'indemnité à la fin du chantier.

Ce modèle est mortifère, pour nos entreprises, pour nos salariés, pour la Martinique.

Dans le contexte qui est le nôtre (émigration des jeunes et déclin démographique, baisse du PIB par habitant, chômage de masse, inégalités et pauvreté croissantes), nous ne pouvons pas le laisser s'imposer.

Les armes sont trop inégales et le combattre sur le terrain de l'économie est impossible. L'hypothèse de dérogations concédées par Bruxelles est invraisemblable.

Il resterait ce que les spécialistes du commerce international appellent les barrières invisibles (par exemple, les tracasseries administratives…) qui ont pour effet d'alourdir les coûts de l'indésirable. Leur mise en œuvre suppose, toutefois, un consensus des autorités politiques et administratives, ce qui n'est pas le cas.

Lorsque, au cours d'une interview,  j'ai évoqué, comme seule solution au problème, un événement cataclysmique, je n'avais pas à l'esprit une catastrophe naturelle, mais un phénomène qui peut en présenter les caractéristiques de soudaineté et de brutalité : je pensais au Mouvement social.

Christian Louis-Joseph
SEBTPAM