Quand ses « talents » empêchent l’entreprise d’innover

C’est une expérience hélas fréquente : au cours d’un séminaire sur l’innovation conduit pour un grand groupe, nous déterminions les grandes lignes d’une démarche d’innovation basée notamment sur le développement de l’intrapreneuriat. Nous déroulions les programmes qui permettraient aux collaborateurs de développer leurs idées, les structures, les dispositifs, etc. Puis finalement le moment crucial vint. Quelqu’un posa la question fatidique: « Mais avons-nous les gens pour faire cela? » Tout le monde se regarda consterné. La DRH – heureusement elle était présente – répondit, très gênée: « Et bien en fait, non. » Adieu veaux, vaches, cochons… et innovation. 

Des années de politique RH consacrées au recrutement et au développement des « talents » avait mené l’entreprise à une impasse. Car qu’entend-on par « talent » dans ces grandes entreprises? La plupart du temps, ce sont des bons élèves; des cadres irréprochables, venus des meilleures écoles, dont, particulièrement en France, la réussite a tenu à leur capacité à savoir répondre aux questions qu’on leur posait. Ces questions n’admettaient qu’une seule réponse, et il fallait la trouver. Année après année, ils ont appris à la trouver, et à le faire surtout en se méfiant des autres qui, eux aussi, cherchaient la fameuse réponse. Leur succès dépendait de l’échec des autres. Ils ont également appris à ne pas prendre de risque, à ne pas échouer, à bien calculer leur coup, et à choisir leurs loisirs en fonction des rapports sociaux qu’ils leur permettraient de nouer. Toute une vie à minimiser la prise de risque. Pourquoi croyez-vous qu’un bon élève va travailler dans une entreprise du CAC40? Pour la griserie que cela procure? Pour changer le monde? Bien évidemment non. Un bon élève y va parce que ces entreprises offrent une rente: un bon salaire, une considération sociale, une absence de risque, et un peu de pouvoir en attendant l’heure de la retraite. Et bien-sûr ça marche: en filtrant les outsiders, les marginaux et ceux qui ne rentrent pas dans le cadre, l’entreprise gagne en les recrutant une fiabilité et une prédictibilité, gage de sa performance. On s’y retrouve entre soi, on se comprend, l’entreprise peaufine son modèle et tout fonctionne mieux. Du moins tant que l’environnement n’évolue pas de manière discontinue. 
Et puis un jour survient une rupture. La révolution digitale, le big data, l’uberisation, les barbares sont à nos portes! Et quand la bise fut venue, l’entreprise se trouve fort dépourvue. Car tout d’un coup Boum! Crack!

Elle veut des innovateurs! Des gens qui sortent du cadre! « Innovez! » comme lançait récemment devant moi un PDG à son assemblée d’employés médusés. Ah et aussi: il faudra travailler en équipe, bien-sûr! Allant ainsi à l’encontre de 25 ans de (dé)formation par le système éducatif français. Les grenouilles doivent se transformer en bœuf. Comme par miracle… 
Mais il n’y a pas de miracle en management. Seulement des choix stratégiques. Et rien n’est plus stratégique que de décider qui on recrute, qui on garde et qui on promeut. Des années de culture de « talents », c’est à dire de gens totalement adaptés au passé et parfaitement aptes à combattre dans la dernière guerre et qui n’ont jamais pris le moindre risque de leur vie, finissent par se payer le jour où précisément on a besoin de gens prêts à prendre des risques. Ceux qui étaient passé au travers du filtre, malgré la vigilance des RH, sont partis depuis longtemps, horrifiés. Et c’est avec ses « talents », qui dans le nouveau monde n’en sont plus, que l’entreprise doit aborder les ruptures auxquelles elle fait face, espérant traverser l’Atlantique avec un chameau, en quelque sorte. « Il n’est de richesse que d’hommes » écrivait Jean Bodin, mais encore faut-il savoir de quels hommes l’entreprise a besoin.

Le recrutement d’hommes au profil fonctionnel et conformes au modèle en place est une nécessité, mais le développement d’une diversité est indispensable si l’entreprise veut pouvoir évoluer et se transformer. La création de cette diversité, et non le filtrage des marginaux, telle devrait être la mission stratégique de la RH si son responsable ne veut pas, un jour, se retrouver face à ses collègues et admettre que, non, la mise en œuvre d’une stratégie d’innovation tant nécessaire n’est pas possible faute de disposer des hommes requis.   

Philippe ZILBERZHAN