Recrutement : le grand décalage

Conscients des difficultés liées à l’emploi, les jeunes diplômés se sont adaptés pour mettre la flexibilité à leur service. | Bouedec

J’ai fait sept stages en quatre ans, parfois payés, parfois non, témoigne Géraldine Gothscheck, 24 ans. Certains se sont bien passés, mais la plupart furent des échecs. » Elle se souvient avoir essuyé un certain nombre d’insultes durant ces stages, avant de trouver que l’accès au marché du travail avait été relativement facile. « On apprend surtout à se débrouiller et à se forger une carapace. Ça m’a permis de prendre de l’assurance », dit-elle.
Nombreux sont ceux qui acceptent de travailler gratuitement dans des conditions pénibles pour accéder au marché du travail. La rareté de l’emploi a modifié les conditions de recrutement mais aussi les exigences, côté employeur comme côté candidat. Deux mondes en décalage.

En 2015, les jeunes diplômés n’ont pas profité de l’amélioration constatée sur le marché des cadres. Les conditions d’emploi (baisse du salaire d’embauche, augmentation des contrats précaires) se sont dégradées pour les nouveaux arrivants sur le marché du travail. « Les intentions de recrutement de jeunes sortant de l’école ont baissé, note Jean-Marie Marx, directeur général de l’Association pour l’emploi des cadres (APEC). Une entreprise sur trois seulement souhaite recruter un jeune diplômé. Elles cherchent en priorité des jeunes ayant un à trois ans d’expérience, quand ce n’est pas dix ans », explique-t-il.

DES CANDIDATS « COPIER-COLLER »
Les entreprises frileuses pour recruter en contrat à durée indéterminé (CDI) le sont aussi sur le profil des candidats. « Elles recherchent des candidats “copier-coller”, qui ont eu des expériences sur des postes similaires à ceux qu’ils cherchent à pourvoir, développe Wilhelm Laligant, président de Syntec Conseil en recrutement. Le niveau d’exigence a augmenté, pas tant sur le diplôme que sur le comportement. Les profils doivent être de plus en plus flexibles et exportables », précise-t-il. Les recruteurs accordent, par exemple, plus d’importance à la ponctualité que les candidats, indique l’étude « Regards croisés sur le recrutement » publiée en septembre par Monster-IFOP.
Le temps de sélection des candidats s’est donc allongé, passant de 4,3 semaines en 2012 à 6,5 semaines en 2014, alors même que le recrutement s’inscrit désormais dans le court terme. « Quand on a le bon candidat, on ne propose plus de short-list de candidatures aux employeurs, explique Julien Barrois, directeur exécutif de Page Personnel, un cabinet de recrutement spécialisé dans les cadres de premier niveau, dans des secteurs aussi divers que la banque, l’hôtellerie, l’informatique ou le commerce. On l’envoie directement à l’entreprise. Car les jeunes qui n’ont pas de réponse sous trois semaines vont chercher ailleurs. »
Les moins de 30 ans sont dans une nouvelle temporalité : « Ils ont un regard sur l’entreprise très court-termiste. Ils cherchent un poste pour deux ou trois ans maximum et veulent vite passer à autre chose. Le temps moyen passé sur un poste est de dix-huit mois. Une fois en poste, 45 % envisagent de partir à l’étranger dans les cinq prochaines années », note M. Barrois.
La majorité des 26-35 ans estiment que la période idéale pour rester dans le même job est comprise entre trois et cinq ans. Ce qui les rend plus exigeants. « Ils veulent impacter l’entreprise tout de suite, au même titre que les plus expérimentés, et pouvoir évoluer rapidement. »

L’INTÉRÊT DE LA MISSION JUGÉ PRIORITAIRE
Conscients des difficultés liées à l’emploi, les jeunes diplômés se sont adaptés pour mettre la flexibilité à leur service. « 55 % des jeunes diplômés interrogés dans notre dernière étude [« Les jeunes diplômés et l’accès à l’emploi »]n’attachent pas d’importance à la nature du contrat, constate M. Barrois. Car ils ont intégré la flexibilité. Par exemple, 70 % des jeunes embauchés en CDI affirment qu’ils auraient accepté un contrat en CDD ou intérim pour le poste qu’ils recherchaient idéalement. 47 % des jeunes diplômés en poste ont été embauchés en contrat temporaire (CDD ou intérim) », indique l’étude publiée début octobre par Page Personnel.
Ils n’hésitent évidemment pas à accepter des contrats temporaires pour être embauchés, parfois parce qu’ils n’ont pas le choix, mais surtout parce que leur priorité est ailleurs : c’est l’intérêt de la mission, sans lequel ils n’hésitent pas à quitter l’entreprise.
Lors des processus de recrutement, les candidats sont particulièrement sensibles à la transparence des informations sur l’entreprise et sur le poste, indique l’étude Monster-IFOP. Tandis que les recruteurs cherchent à s’assurer que les moins de 30 ans adhèrent à la dynamique de l’entreprise. « Il faut les faire rêver, pour les faire adhérer à la vision globale de l’entreprise et surtout à leur rôle dans la mission confiée », explique M. Barrois. D’où l’importance croissante donnée par les entreprises aux à-côtés du travail (qualité du lieu, connexion à distance, équilibre vie privée-vie professionnelle) et à la marque employeur.
Les plates-formes numériques servent de support à cette approche plus exigeante des deux bords. La numérisation du processus de recrutement a commencé par la prolifération des job boards, puis par la mise en place d’entretiens de plus en plus virtuels. Aujourd’hui, il n’est pas rare que Skype remplace l’entretien téléphonique.

INFOS PARTAGÉES
L’arrivée en France, en octobre 2014, de l’entreprise américaine Glassdoor illustre la dernière tendance : recueillir l’avis des salariés sur les entreprises. « Nous demandons aux salariés de donner des informations sur les entretiens d’embauche, les salaires, leur expérience, l’équilibre vie-privée-vie professionnelle dans leur entreprise, les opportunités de carrière, plus un avis général sur leur entreprise. Avis et commentaires sont accessibles à tous », explique Diarmuid Russell, vice-président de Glassdooret directeur général des services internationaux.
Glassdoor permet aux entreprises « de communiquer sur la qualité de l’emploi et l’environnement de travail, et aux candidats d’identifier leurs perspectives réelles », précise-t-il.Utilisée par 70 % des Américains dans leur recherche d’emploi, Glassdoor est une base de données en accès libre sur 340 000 entreprises dans le monde.
Les jeunes diplômés étudient désormais l’offre d’emploi mondiale. Ils n’hésitent pas à partir loin… ou pas du tout. « En France, les jeunes font peu de concessions sur le changement de région », affirme Pierre Lamblin, directeur d’études et de recherche de l’APEC. Mais 55 % des jeunes interrogés par Page Personnel début octobre se disent prêts à s’installer à l’étranger dans les années à venir. Nellye Chioccarello, 27 ans, et Joël Chrysostome, 26 ans, ont fait ce choix : destination, le Canada.

LE CV MULTIJOB MAL INTERPRÉTÉ
Après son master en mathématiques appliquées, Nellye n’est pas inquiète sur ses opportunités professionnelles en France, mais elle a décidé de partir « pour avoir plus de perspectives » et « pour aller là où la mobilité est récompensée. En France, avec un CV multijob, on est tout de suite jugé instable ». Quant à son compagnon, Joël, après quatre ans de salariat dans le marketing, il a obtenu un permis vacances-travail (PVT) pour le Canada où il espère trouver « plus d’esprit de compétition, pour aller de l’avant ».

Du PVT au permis de travail, ils sont de plus en plus nombreux à traverser l’Atlantique pour retrouver des perspectives professionnelles, fuir la discrimination ou simplement travailler.
Le décalage entre candidats et recruteurs va grandissant sur un marché de l’emploi de plus en plus global. « On n’est pas sur deux mondes irréconciliables, mais en décalage », estime Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’IFOP, qui a réalisé pour Monster l’étude « Regards croisés sur le recrutement ».

Par Anne Rodier
Le Monde